La résidence de neige et de glace

Roberto Rueda Monreal

(Traducteur littéraire et auteur mexicain)

Texte traduit de l’espagnol par Hélène Rioux

À présent que je le vois, que j’y réfléchis, ma relation littéraire avec le Québec et avec Hélène Rioux a, d’entrée de jeu, frôlé l’irrationnel, l’inexplicable, avec les petites choses de la vie qui, en fin de compte, dans leur âme et leur essence, nous font grandir.

La première fois que j’ai entendu Hélène Rioux, il y a plus d’une décennie, elle donnait une conférence dans la ville de Mexico, la Gran Tenochtitlán et, sans savoir vraiment pourquoi, j’ai soudain éprouvé une révélation, comme un éclair aveuglant, et j’ai compris que je me trouvais devant une auteure dont, étonnamment, la proposition et le monde littéraires ressemblaient beaucoup aux miens.  Tisser un roman sur la vie d’un tueur en série dont les victimes étaient de jeunes ingénues amoureuses de l’amour, sur une autobiographie dont la traduction serait réalisée par une traductrice spécialisée dans les romans à l’eau de rose, était une invitation à frôler l’obscurité, la cruauté, la méchanceté, tout cela de la main d’un être fait de pure naïveté, de pure lumière, mais tourmenté jusqu’au désespoir.  La traductrice littéraire qui voulait s’approcher de l’abominable.  Pourquoi ?  Pour comprendre.

Un terrible oxymore pour affronter l’univers complexe de la traduction !

Par le passé, je m’étais familiarisé avec la littérature franco-canadienne et ma curiosité avait été piquée en constatant comment elle jouait avec la langue française, par sa façon particulière d’aborder les thèmes et les réalités, et j’avais envie de retourner expérimenter le frisson que provoquaient cette forme, cette âme, ce français particulier, cette fraîcheur exacerbée qui brûle parfois les entrailles, le bout des doigts, quelque chose de semblable à cette sensation que procurent la neige, le givre, la glace.

J’ai alors senti que Rioux représentait vraiment la littérature nord-américaine francophone et que la vie m’avait placé devant une occasion unique que je ne pouvais laisser passer.  J’ai entrepris une lutte, un périple, un aller-retour, frappant aux portes de maisons d’édition mexicaines.  Elles ne voulaient évidemment rien publier d’aussi étranger et bizarre qui, pour elles, ressemblait à quelque chose venu de France sans être français.  La proposition d’une traduction littéraire d’un livre comme celui-ci et, surtout, d’une écrivaine-traductrice québécoise, semblait franchement vouée à l’échec.

Cela s’est poursuivi pendant quelques années et j’admets que j’ai été tenté de renoncer.  Parce que j’avais beau reprendre des forces, perfectionner mon projet de traduction littéraire, les portes ne s’ouvraient tout simplement pas, aucune lumière ne s’allumait.  Et pourtant, comme ça, et tout en étant totalement ignorant du monde des appuis institutionnels, je suis tombé sur une proposition recherchant un profil qui correspondait au mien.

À partir de l’acceptation du projet, des coïncidences lumineuses ont commencé à transformer le paysage.  J’omets beaucoup de détails, mais je dirai seulement que Felipe Garrido, une autorité dans le domaine de la littérature au Mexique, éditeur en chef de la maison d’édition JUS, a reçu avec bienveillance l’auteur traducteur inconnu que j’étais, que nous avons pu discuter de ma proposition et de Traductora de sentimientos, ma traduction littéraire.

Garrido étant lui-même traducteur, il a su voir l’expertise, l’amour et la passion avec lesquels je relevais ce défi, un pari qui allait plus loin que le moment, que l’instant.  J’ai compris que ce premier livre pourrait être le fer de lance des autres titres et que JUS pourrait bien publier toute une collection (ce qui me rendait fou de joie, mais qui n’a pu se réaliser), une collection consacrée à Rioux.  J’ai su transmettre à Garrido cette étincelle originale.

À la suite de divers voyages, je suis parvenu à amener Rioux au Mexique.  À Mexico, par l’entremise de JUS, et à Guadalajara (Foire internationale du livre), à quelques occasions, grâce à Publicaciones UNAM (Javier Martínez), puis avec l’aide de la Délégation générale du Québec au Mexique.  C’est ainsi que j’ai naturellement eu le désir de me rendre au pays de mon auteure.  J’ai fait plusieurs tentatives jusqu’au moment où, en 2022, j’ai posé ma candidature pour une résidence de traduction littéraire destinée à des traducteurs qui se consacraient à une œuvre d’écrivains du Québec.

L’Association des traductrices et traducteurs littéraires du Canada et la Maison de la littérature de Québec sont à l’origine de ce concours et j’ai été accepté.  Après des épisodes de grand stress (tant à cause du climat qui m’attendait que parce que je suis très désemparé), j’ai eu le sentiment, à mon arrivée à la Maison de la littérature, d’accéder à quelque chose de vraiment important.  La possibilité de travailler deux semaines dans une solitude presque totale et, en même temps, en compagnie de mon écrivaine, fut une promenade surréaliste : depuis le grand appartement où j’habitais je pouvais voir sans cesse tomber la neige, à l’occasion s’annoncer des tempêtes et j’ai parfois pu déambuler dans les rues de ce Québec-réfrigérateur.

 

J’ai trouvé très curieux de découvrir que si j’allais me promener (avant 17 heures, parce qu’après tout devient noir), je devais sans cesse regarder à mes pieds car à un certain point le neige se transforme en glace et l’expérience agréable peut devenir quelque chose de redoutable, de dangereux.  C’est ainsi que les concepts de neige, de froid, de vent, de pluie, de température, de tempête, de grésil… ont acquis un nouveau sens, une nouvelle dimension qui, définitivement, ont perturbé plusieurs dimensions et processus de traduction du Bout du monde existe ailleurs (El Fin del Mundo existe en otro lado, le projet qui m’a conduit jusqu’à cette résidence).  Évoquer la neige au Mexique, ce n’est pas comme la sentir s’écraser dans votre visage à Québec.  Et pourtant, à la fin, toute l’expérience a été pure chaleur !

 

Je ne peux qu’exprimer ma reconnaissance à Dominique Decorme, Catherine Ego et Juliette Berton grâce à qui cette résidence a été rendue possible et, surtout, très agréable.

 

Et bien que, contrairement à Aureliano Buendía, je ne me suis pas retrouvé devant un peloton d’exécution, si García Márquez me le permet, je me rappellerai toujours ma résidence de traduction dans le Vieux Québec comme la première fois que la littérature d’Hélène Rioux a rendu mon visage plus rouge que jamais, m’a brûlé le bout des doigts, m’a fait me sentir trempé jusqu’aux os…. En parvenant à ce lieu historique directement de la Gran Tenochtitlán et de Montréal, j’ai réalisé quelque chose de plus significatif que la simple connaissance de la neige.